Une semaine particulière : Lettre ouverte à mon fils

Victor,

Nous sommes rentrés il y a peu de la manifestation, de cet incroyable rassemblement citoyen et républicain. C'est simple : je n'ai jamais vu autant de monde réuni de ma vie. Nul doute qu'il s'agisse d'un moment historique et je suis contente d'en avoir été une infime partie. Dans mon cœur, la joie et la fierté le disputent à la tristesse. Et toutes ces émotions ne peuvent pas masquer non plus mes interrogations. Je ne peux pas manquer de me questionner sur le monde que nous allons vous laisser, mais aussi sur la manière dont nous vous avons élevés, toi ainsi que tes frères et sœurs...

Tu vis aujourd'hui de l'autre côté de la Manche, et je ne sais pas comment tu as vécu tous ces évènements. Si, au début, nous avons choisi de te rassurer afin de ne pas inutilement t'inquiéter, je pense aussi qu'il est essentiel que tu saisisses la gravité de ce qui vient de se passer. Si cela nous touche autant, ce n'est pas uniquement parce que des journalistes, des policiers, des juifs, des personnes comme toi et moi, sont injustement morts assassinés. C'est également parce qu'à travers eux, certains ont cherché à toucher à des valeurs fondant notre existence. Ensemble. La liberté, la solidarité, la laïcité. L'impertinence et la joie aussi.

Nous avons choisi de t'élever comme un citoyen du monde. Je te revois petit garçon jouant au foot sur la place d'un village turc avec d'autres enfants dont tu ne comprenais pas un simple mot. Tu as déjà foulé de tes pas les continents de la Terre entière. Tes amis d'aujourd'hui viennent des quatre coins de l'humanité. Mais t'ai-je assez dit à quel point nous sommes tous reliés, à quel point notre richesse commune est faite de nos différences et de cette altérité ?

Je ne pense pas que nous soyons en guerre, je ne pense pas que certains soient les méchants, et nous les gentils. Je pense que nous avons fermé les yeux trop longtemps sur trop de choses, installés bien au chaud au cœur de nos certitudes, dans nos vies que l'on croyait à l'abri des séismes frappant tant de pays. Il ne s'agit pas de construire des murs encore plus hauts, mais bien d'ouvrir nos cœurs encore plus grands. De se rappeler aussi que l'art, la culture, l'éducation (et en particulier celle des filles, mais pas seulement), le rire, le bien-vivre, constituent les meilleurs remparts contre l'intolérance, le fanatisme et la bêtise.

La situation du monde est incroyablement complexe. Cela ne signifie pas que l'on doit ne pas chercher à en saisir les arcanes ni que l'on doit se recroqueviller sur nous-mêmes. Bien au contraire. Chercher à comprendre, apprendre, débattre. Pacifiquement. Infiniment. Et même si Voltaire n'a jamais écrit "je ne suis pas d'accord avec de que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire", cette phrase résume assez bien notre ressenti aujourd'hui.

Ce journal - Charlie Hebdo -, dont les collaborateurs ont été tués, tu n'en avais peut-être jamais entendu parler. Chez nous, on lit Le Monde, Libé, parfois Le Canard Enchaîné... Et pourtant cela n'a pas d'importance. Et pourtant je suis touchée comme si des proches avaient été tués. Nous sommes ébranlés dans nos structures, nos certitudes et je pense que c'est plutôt une bonne nouvelle. Cela montre que ces valeurs sont importantes pour nous, constitutives, que dis-je essentielles. J'aime les gens, j'aime la politique, j'aime le fait public, tu as été témoin de tant de débats enflammés à la maison. Je ne pense pas pour autant que tu m'aies jamais entendu définir quelqu'un par ses croyances ni sa religion. Mais ai-je été assez loin, avons-nous assez pris soin ? C'est tout cela qui se bouscule ce soir dans mon cœur.

Nous sommes en deuil. Je suis en deuil. Après le choc, nous allons chercher à réintégrer nos vies, qui n'ont rien de petites. Nous avions besoin de cette journée tous ensemble afin d'honorer la mémoire de tous ceux qui sont partis, mais aussi de partager notre peine, notre émotion. Tu sais, Victor, je ne suis pas dupe. Je ne sais pas ce que nous, collectivement, ferons de tout ça. Mais si cela peut contribuer à nous unir, à nous faire grandir, à nous rendre encore plus conscients, si cela m'a permis de mon côté de t'expliquer à quel point il existe des choses fondamentales qui méritent sinon de mourir, avant tout de vivre pour elles, cela n'aura pas été pour rien.

A toi qui étudies l'astrophysique, si un jour, lors de tes recherches, tu rencontres des astéroïdes au nom de Charb, Cabu, Tignous ou Wolinski, du nom des dessinateurs tués (comme un astronome a proposé de le faire), ne t'étonnes pas et pense à moi, et pense à nous, nous ces quatre millions de Français qui avons choisi de descendre dans la rue, de prendre en toute conscience le risque de nous regrouper, de faire le choix grave et joyeux de nous rassembler. Pour écrire, pleurer, chanter et crier son nom, Liberté.

Moi qui viens d'une famille, tout comme celle de ton père, ayant vécu à cheval sur les frontières, moi qui n'ai jamais porté plus que ça mon pays en bandoulière, tout en étant consciente du privilège de faire partie de cette communauté, ce soir je suis heureuse et fière de vivre dans cette nation, dans ce pays qui a (enfin?) osé se lever.

Mon fils chéri, c'est pour toutes ces raisons que ce soir ta maman s'appelle Charlie.

PS : Le titre de cette lettre vient d'un film magnifique "Une journée particulière", qui parle de la montée du fascisme, de tolérance. Et d'amour aussi. Si ce n'est fait, va le voir un jour, s'il te plaît. Tu comprendras alors encore mieux l'émotion qui nous étreint aujourd'hui.

Commentaires

  1. Bravo, Odile tu as pris la meilleure des armes, ton stylo.............paix à toi et à tout ceux qui sont en en accord avec cela

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  2. Merci pour ce partage et bravo. C'est une magnifique lettre !!!!

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